5
Le général Balantyne était très content de la progression de ses mémoires. L’histoire militaire de sa famille était réellement remarquable et, plus il mettait de l’ordre dans ses papiers, plus il percevait son caractère exceptionnel. Pareil héritage de rigueur et de sacrifice, n’importe qui en serait fier. Qui plus est, il s’en dégageait une effervescence, une fièvre bien plus palpable que les détails mesquins et la courtoisie factice de sa routine quotidienne à Callander Square. Pendant que les premières pluies d’hiver inondaient les pavés gris du dehors, son imagination lui dépeignait les averses des Quatre-Bras et de Waterloo où, presque soixante-dix ans plus tôt, son grand-père avait perdu un bras et une jambe, pataugeant dans la boue des champs belges sur les traces du Duc de Fer ; les tuniques rouges et bleues, la charge des Écossais, la chute d’un empire et le début d’une ère nouvelle.
Le feu de la cheminée lui soufflait sa chaleur sur les jambes, et il y sentait la brûlure du soleil des Indes ; il songeait au sultan du Mysore et au Trou noir de Calcutta où avait péri son arrière-grand-père.
La fournaise, il connaissait. Sa blessure à la cuisse, infligée par une lance à peine trois ans plus tôt, lors des guerres contre les Zoulous, n’était pas entièrement guérie. Dès qu’il faisait froid, elle se rappelait à son souvenir. C’était peut-être sa dernière bataille, comme l’enfer de Crimée avait été la première. Il en avait gardé, au fond de sa mémoire, la terreur du froid glacial lors du massacre de Sébastopol : les morts éparpillés dans tous les sens, cadavres rongés par le choléra, déchiquetés par les balles, gelés dans des positions grotesques, certains recroquevillés comme des enfants endormis. Et les chevaux ! Dieu sait combien de chevaux avaient été sacrifiés, pauvres bêtes. C’était idiot de se préoccuper autant des chevaux.
Il avait dix-huit ans à Balaklava. Il était arrivé avec un message de son commandant pour Lord Cardigan, juste à temps pour assister à l’inoubliable charge. Il se rappelait le vent qui lui soufflait au visage, l’odeur du sang et de la poudre, la terre labourée par six cent soixante-treize cavaliers s’élançant au galop sur les positions retranchées des Russes. Debout à côté de ces vieillards chenus, étourdi par le vacarme, plein de colère, il avait vu deux cent cinquante hommes et six cents chevaux se faire massacrer pour avoir obéi aux ordres. Son père faisait partie du onzième hussards : il était de ceux qui n’étaient pas revenus en titubant du champ de bataille.
Son oncle, qui était dans le quatre-vingt-treizième Highlanders, avait défendu la fameuse « fine ligne blanche », cinq cent cinquante hommes barrant le passage vers Balaklava à trente mille Russes. Comme beaucoup d’autres, il était tombé sur place. Ce fut lui, Brandon, qui, à l’abri d’une tranchée glaciale, avait dû écrire à sa mère pour lui annoncer la mort de son frère et de son époux. Il se souvenait encore du supplice qu’il avait vécu à essayer de trouver les mots. Puis il était parti se battre à Inkerman et assister à la chute de Sébastopol. On eût dit que toute l’Asie déferlait alors sur eux, entraînant la moitié de la terre dans son sillage.
Assurément, les générations à venir entendraient dans leur cœur les canons de ces batailles-là, ressentiraient la fierté et la douleur, la confusion… et le souffle de l’histoire ? Pouvait-on être incohérent au point de l’avoir vécu soi-même, sans avoir su transmettre ce goût dans la bouche, les pulsations du sang, les larmes à la fin ?
Cette jeune personne, Miss Ellison, avait l’air compétente et plutôt agréable. Quoique « agréable » ne fût pas le terme exact. Elle était trop tranchée dans ses attitudes et ses opinions pour lui plaire vraiment. Mais qu’elle fût intelligente, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Il n’avait pas besoin de multiplier les explications ; en fait, plus d’une fois, il s’était rendu compte qu’elle avait cerné le problème avant même qu’il eût fini de donner ses instructions. Il s’en était trouvé vaguement contrarié. Pourtant, elle n’était ni méchante ni prétentieuse. Ainsi, elle semblait parfaitement heureuse de prendre ses repas à l’office, plutôt que d’obliger la cuisinière à lui faire monter un plateau à part.
À plusieurs reprises, elle lui avait fait des suggestions qu’il avait eu beaucoup de peine à accepter. Mais force lui fut d’admettre que ses idées étaient bonnes ; à dire vrai, lui-même n’avait pas su trouver mieux. En ce moment même, assis dans la bibliothèque, il réfléchissait à ce qu’il allait écrire et à ce que Miss Ellison lui aurait conseillé à ce sujet.
À son grand dam, Max l’interrompit pour lui annoncer que Mr. Southeron était dans le petit salon et demandait à le voir… Monsieur était-il chez lui ?
Il hésita. La dernière chose dont il avait envie, c’était de s’encombrer de Reggie Southeron, mais en tant que voisin, il était bien obligé de le supporter. Autrement, il risquait de déclencher toute une suite de réactions et pourrait provoquer nombre de menus désagréments.
Max attendait en silence. Sa mise impeccable et son sourire tranquille ennuyaient le général presque autant que l’objet de sa requête. Si seulement Augusta voulait bien se débarrasser de lui et trouver quelqu’un d’autre !
— Oui, bien sûr, répliqua-t-il d’un ton revêche. Et apportez-nous à boire… du madère, mais pas le meilleur.
— Bien, Monsieur.
Max se retira et, l’instant d’après, Reggie fit son entrée, massif, affable, les habits confortablement froissés, bien qu’il dût les avoir enfilés à peine deux heures plus tôt.
— B’jour, Brandon, lança-t-il, jovial.
Son regard fit le tour de la pièce, notant le feu, les fauteuils profonds et moelleux, cherchant la carafe et les verres.
— Bonjour, Reggie. Qu’est-ce qui vous amène chez nous, un samedi matin ?
— Ça fait un moment que je veux vous voir.
Reggie s’assit dans le fauteuil le plus proche de la cheminée.
— Je n’en ai pas eu l’occasion, toujours quelque chose sur le feu, eh ? Ce n’est plus un square ici, c’est une ruche.
Balantyne qui, jusque-là, l’écoutait d’une oreille distraite perçut une certaine tension dans la voix de Reggie. Sa bonhomie apparente semblait dissimuler une angoisse qu’il avait visiblement besoin de partager. Max n’allait pas tarder à arriver avec le madère ; d’ici là, il était inutile de songer à aborder un sujet sérieux.
— Vous étiez occupé, je présume, fit-il sur le ton de la conversation.
— Moi, pas vraiment. Mais ces satanés policiers, on ne voit plus qu’eux. Ce je-ne-sais-quoi Pitt fouine chez les domestiques, met la maison sens dessus dessous. Dieu, que je déteste la pagaille ! Les domestiques sont en ébullition. Bon sang, vieux, vous savez combien il est difficile de recruter du personnel correct, de le former à votre goût, pour qu’il vous donne entière satisfaction. Ça prend du temps. Or il suffit d’une histoire absurde comme celle-ci, et pan ! c’est la débandade. C’est déjà assez dur comme ça de garder un bon domestique. Avec leurs rêves de grandeur, ils veulent tous travailler pour un comte ou un duc. Ils ont tous envie de voyager à l’étranger. Du moment qu’ils ne passent pas la saison à Londres, l’été à la campagne et le pire de l’hiver dans le sud de la France, ils se croient mal lotis ! Et ils sont d’une susceptibilité ! À la moindre broutille, ils claquent la porte. Dieu sait pourquoi, la plupart du temps ; la loyauté n’est plus ce qu’elle était. Mais il ne faut pas être bien malin pour savoir qu’ils partiront tous, si ce fichu Pitt continue à les harceler de questions sur leur vie privée et leurs mœurs, sans parler de ses indiscrétions et ses insinuations.
Il se tut, exaspéré par la morne perspective de devoir former de nouvelles servantes parfaitement inefficaces, ce qui signifiait pièces froides, repas brûlés et habits non repassés.
Balantyne ne croyait pas un instant à une telle issue. Il est vrai que s’il n’attachait pas une grande importance à son confort personnel, il tenait en revanche à sa tranquillité d’esprit. L’idée du conflit domestique qu’une crise pareille pouvait provoquer était effectivement très pénible à envisager. Il n’aimait pas beaucoup Reggie – ils étaient aux antipodes l’un de l’autre –, mais il lui faisait pitié, même si ses craintes n’étaient probablement pas fondées.
— À votre place, je ne m’inquiéterais pas, observa-t-il nonchalamment.
Max entra avec la carafe et les verres, les posa et sortit, refermant la porte sans bruit. Reggie se servit sans y avoir été invité.
— Ah oui ? fit-il, mi-angoissé, mi-vexé.
— Je pense que c’est peu probable.
Balantyne refusa le madère. Il n’aimait pas ça, et, de toute façon, il était trop tôt pour boire de l’alcool.
— Une bonne domestique ne vous donnera pas sa démission parce qu’on lui a posé quelques questions, à moins d’avoir déjà une autre place en vue. Et puis, ce type, Pitt, est extrêmement courtois. Chez nous, personne ne s’est plaint.
— Pour l’amour du ciel, vieux ! Qu’en savez-vous ?
Reggie finit par perdre patience.
— Augusta dirige votre maisonnée comme un régiment. C’est la femme la plus efficace que je connaisse. Même s’il y avait une émeute, elle ne vous en parlerait pas. Elle prendrait les choses en main, et votre dîner serait servi à l’heure, comme les autres jours.
Balantyne lui en voulut de sous-entendre qu’il était un élément inutile sous son propre toit, mais il le mit sur le compte de la peur, même s’il ne voyait pas ce qui pouvait l’effrayer tant.
— Je doute qu’une des filles parte maintenant, dit-il calmement. Ce serait se rendre suspecte aux yeux de la police et se compliquer la vie bien plus qu’en restant et en continuant comme d’habitude.
Curieusement, malgré sa logique imparable, cet argument ne parut pas soulager Reggie. Tassé dans le fauteuil, il fixait sombrement son verre.
— Sale histoire, déclara-t-il d’un ton lugubre. Ça m’étonnerait qu’ils trouvent qui c’est. Ils perdent leur temps. Il n’en sortira que des tas de spéculations et de commérages.
Il leva les yeux.
— Ça pourrait nous porter préjudice, Brandon. Ce n’est pas bon d’avoir la police à demeure. Les gens vont croire qu’il y a anguille sous roche.
Balantyne comprenait son inquiétude, mais, d’une part, ils n’y pouvaient rien, et, d’autre part, il était enclin à penser que Reggie exagérait.
— Je vous parie dix contre un que Carlton sera d’accord, dit Reggie précipitamment, haussant la voix. « Au-dessus de tout soupçon », vous savez, la « femme de César » et tout ça. Les étrangers sont quelquefois bizarres. On doit garder une réputation irréprochable.
Là-dessus, il avait probablement raison. Fronçant les sourcils, Balantyne considéra Reggie, les yeux plissés. Ce dernier s’était servi un autre verre ; sauf erreur de sa part, ce ne devait pas être son deuxième, ni même son troisième de la journée. Mais de quoi donc avait-il si peur ?
— Qu’en dit-il ? persista Reggie.
— Je ne lui en ai pas parlé, répondit Balantyne honnêtement.
— Il serait peut-être bon de le faire.
Reggie essaya de sourire, mais ne réussit qu’à montrer les dents.
— Je l’aurais fait moi-même, mais je ne le connais pas aussi bien que vous. C’est un homme influent, Carlton. Il pourrait arriver à raisonner la police. Ils ne retrouveront jamais cette femme, jamais de la vie. Il s’agit sûrement d’une servante qui est partie depuis. Qui a envie de se faire pendre, pardi ?
— La police a dû envisager cela. Nous n’avons renvoyé personne, et personne ne nous a quittés ces deux dernières années. Et vous ?
Brusquement, la mémoire lui revint, en un éclair. Tout devenait d’une clarté lumineuse.
— Ça fait combien de temps que Dolly est morte ? interrogea-t-il de but en blanc.
Le sang déserta le visage de Reggie, et Balantyne crut qu’il allait s’évanouir. Sa peau prit une teinte gris sale.
— L’enfant qui l’a tuée, était-ce le vôtre, Reggie ? Reggie ouvrit la bouche comme un poisson et la referma sans mot dire. Il ne trouvait pas de mensonge convenable.
— Ça remonte à plus de deux ans, me semble-t-il, poursuivit Balantyne.
— Mais bien sûr !
Les lèvres rigides, Reggie recouvra enfin l’usage de la parole.
— C’était il y a quatre ans. Ça n’a rien à voir. Mais vous savez comment sont les gens : qui veut noyer son chien… Ils vont penser que… parce que…
S’empêtrant dans ses mensonges, il se resservit un verre de madère.
Inutile de le cuisiner désormais : elle n’était que trop évidente, la raison pour laquelle il voulait éloigner la police du square, des domestiques bavards. Pauvre imbécile !
— À mon avis, ils ne tarderont pas à abandonner d’eux-mêmes, dit Balantyne, apitoyé et fâché de l’être. Mais à l’occasion, je tâcherai de sonder Carlton là-dessus. Je doute que ce Pitt s’obstine à explorer une impasse. Ce sera mauvais pour sa carrière.
— C’est vrai.
Reggie se ragaillardit considérablement.
— On n’a sûrement pas besoin de lui expliquer ça.
Son élocution était légèrement brouillée.
— Mais essayez tout de même de parler à Carlton. Il connaît du monde ; quelques mots à qui de droit, et l’affaire sera classée. Ça nous épargnera bien des médisances, et l’État économisera de l’argent. Quelle perte de temps, cette histoire !
Il se leva, chancelant.
— Merci, vieux. Je savais bien que vous comprendriez.
Christina ne descendit pas déjeuner ; Brandy passait la semaine à la campagne chez des amis, et Balantyne se retrouva seul à table avec Augusta.
— Christina ne va pas mieux ? s’enquit-il avec une pointe d’anxiété. Pourquoi n’a-t-elle pas vu un médecin ? Demandez à Freddie qu’il jette un œil sur elle, si Meredith n’est pas libre.
— Ce n’est pas la peine.
Augusta tendit la main vers le saumon froid.
— C’est juste un refroidissement. La cuisinière lui a préparé un plateau. Goûtez donc ce saumon. C’est celui que Brandy a péché le week-end dernier dans le Cumberland. Il est très bon, qu’en dites-vous ?
Il prit une tranche et se coupa un morceau.
— Excellent. Etes-vous sûre que ce n’est pas plus grave ? Elle est alitée depuis un certain temps déjà.
— Tout à fait sûre. Quelques jours au lit ne lui feront pas de mal. Elle s’est beaucoup dépensée ces temps-ci. Trop de réceptions. À ce propos, vous souvenez-vous que nous dînons chez les Campbell, ce soir ?
Il l’avait oublié. Bah, ç’aurait pu être pire. Garson Campbell était un type intéressant, pince-sans-rire, voire un brin cynique, et Mariah, quelqu’un de particulièrement sensé. Contrairement à la plupart des femmes, elle n’était portée ni sur les commérages ni sur la coquetterie.
— N’est-ce pas Reggie Southeron qui est passé dans la matinée ? demanda Augusta.
— Si.
— Que voulait-il, un samedi matin ?
— Pas grand-chose. Il se fait du souci parce que la police perturbe les domestiques en les harcelant de questions et d’insinuations.
— Perturbe les domestiques ? répéta-t-elle, incrédule.
Il la regarda par-dessus le plat de saumon.
— Eh bien, oui. Pourquoi ?
— Ne soyez pas ridicule, Brandon. Reggie se moque éperdument des domestiques, les siens ou ceux des autres. Qu’attendait-il de vous, de toute façon ?
Il sourit malgré lui.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? Qu’il attendait quelque chose de moi ?
— Il n’était pas venu ici boire votre madère. Vous lui offrez toujours ce que vous avez de pire, et il le sait. Que voulait-il ?
— Que je parle à Robert Carlton pour voir s’il ne pourrait pas convaincre la police d’abandonner ses investigations. Ils ne découvriront sans doute jamais la vérité ; ils ne réussiront qu’à perdre leur temps et à faire jaser. Il a probablement raison.
— Il a raison, acquiesça-t-elle sèchement. Mais à mon avis, ce n’est pas ça qui l’inquiète. Et je doute que ce curieux jeune homme – il s’appelle Pitt, je crois – abandonne l’enquête sans avoir poussé ses recherches beaucoup plus loin qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. Enfin, vous pouvez toujours essayer, si ça vous chante. Pour éviter à Reggie de se couvrir de ridicule. Ça risquerait de déteindre sur nous tous. Sans parler de la position gênante d’Adelina, la pauvre.
— Pourquoi Reggie se couvrirait-il de ridicule ?
Il n’avait aucune intention de lui parler de Dolly.
Ce n’était pas un sujet à aborder avec une honnête femme.
Augusta soupira.
— Quelquefois, Brandon, j’ai l’impression que vous affectez d’être obtus uniquement pour me contrarier. Reggie préfère éviter que la police questionne ses domestiques de trop près, vous le savez aussi bien que moi.
— J’ignore de quoi vous parlez.
Il n’avait guère envie de se lancer dans des explications susceptibles de la choquer ou de la heurter. Elle trouverait cela sordide, à raison sans doute, cette simple faiblesse humaine que les femmes, qui en étaient les victimes, avaient tendance à juger différemment, et sans la compassion qu’elle pouvait inspirer à un homme.
Augusta renifla et repoussa son assiette vide. On apporta le pudding. Lorsqu’ils furent à nouveau seuls, elle le regarda avec froideur.
— Je vais vous le dire alors, avant que vous ne commettiez un impair qui nous mettrait tous dans l’embarras. Comme Reggie couche avec ses femmes de chambre, il a sûrement peur que la police ne le découvre et ne se laisse aller à des indiscrétions. À moins qu’on ne lui prête des faits moins avouables encore.
Il était abasourdi. Elle en parlait comme s’il s’agissait d’une bagatelle.
— Comment diable le savez-vous ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Mon cher Brandon, tout le monde le sait. On n’en discute pas, bien sûr, mais ce n’est un mystère pour personne.
— Et Adelina ?
— Pour elle non plus. La prenez-vous pour une sotte ?
— Et ça ne la… gêne pas ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. On ne lui pose pas la question et, naturellement, elle n’en parle pas.
Il n’en croyait pas ses oreilles. Aucune réponse cohérente ne lui venait à l’esprit. Il avait toujours su que les femmes, dans leur manière de penser et leurs sentiments, fonctionnaient selon un mode incompréhensible pour les hommes, mais jamais encore il n’y avait été confronté avec autant de force.
Augusta ne le quittait pas des yeux.
— J’aimerais qu’il soit possible de cacher la vérité à ce policier afin d’épargner Adelina, mais jusque-là, je n’y avais pas vraiment réfléchi. Il serait peut-être bon, en effet, que vous essayiez d’approcher Robert Carlton pour voir s’il arrive à faire clore l’enquête. Elle ne sert plus à grand-chose maintenant, même dans le cas improbable où ils découvriraient la pauvre fille qui a fait ça.
— Il y a le petit problème de la justice, rétorqua-t-il avec indignation.
Il n’en revenait pas. Comment diantre pouvait-elle en parler comme d’un détail secondaire, comme s’il ne s’agissait pas d’enfants, d’êtres humains, morts, assassinés peut-être ?
— Franchement, Brandon, vous faites mon désespoir, dit-elle en lui passant la sauce au caramel. Vous êtes l’homme le moins pragmatique que je connaisse. Pourquoi les soldats sont-ils aussi rêveurs ? Quand on commande une armée, on est censé avoir le sens pratique, à défaut d’autre chose, non ? soupira-t-elle. Ou peut-être pas, tout compte fait, vu que la guerre est la plus absurde des occupations.
Il la dévisagea comme si elle avait changé de forme sous ses yeux pour se transformer en une parfaite étrangère.
— Bien sûr, vous ne comprenez rien à la guerre.
C’était un sujet qui ne nécessitait pas de discussion.
— Mais même si la justice est un concept trop abstrait pour vous, vous qui êtes une femme, qui avez eu des enfants aussi, vous êtes tout de même capable d’éprouver de la compassion ?
Elle posa sa fourchette et sa cuillère et se pencha en avant.
— Ces enfants sont morts. Qu’ils soient morts à la naissance ou bien après, nous ne pouvons plus rien pour eux. Leur mère a dû vivre un calvaire que ni vous ni moi non plus sans doute ne saurions imaginer. Qui qu’elle soit, elle l’aura payé de son chagrin dans cette vie-ci et en répondra devant Dieu dans la prochaine. Que lui demander de plus ? Son exemple n’empêchera pas la même histoire de se reproduire, croyez-moi, aussi longtemps qu’il y aura des hommes et des femmes en ce monde.
« Oui, votre notion de la justice est beaucoup trop abstraite pour moi. Ce mot a une sonorité ronflante et agréable pour vous, mais vous n’avez pas idée de ce qu’il peut signifier au quotidien ; votre soif d’idéal est satisfaite, et c’est quelqu’un d’autre qui doit la payer de sa peau.
« Mieux vaut enterrer toute l’affaire. C’est bien dommage, pour commencer, que ces hommes aient voulu planter leur arbre. Si vous arrivez à convaincre Robert Carlton d’user de son influence pour que la police abandonne l’enquête, vous pourrez considérer que vous n’avez pas perdu votre journée.
« Maintenant, si vous avez l’intention de manger votre pudding, faites-le avant qu’il ne refroidisse, ou vous aurez une indigestion. Moi, je monte voir Christina.
Elle se leva et quitta la pièce sous le regard médusé de son époux.
L’après-midi, Balantyne travailla sur ses papiers militaires car, au moins, c’était quelque chose dont il était sûr. Avec le temps, Augusta finirait probablement par s’expliquer, ou alors la question tomberait aux oubliettes et n’aurait plus d’importance.
En début de soirée, alors qu’il faisait déjà noir et très froid, Max annonça Robert Carlton. Balantyne aimait bien Carlton, sa tranquille assurance et sa dignité du parfait Anglais qui suivait les militaires aux quatre coins de l’empire pour gouverner et enseigner la civilisation là où elle était jusqu’alors inconnue. Ils défendaient tous deux la même cause et, pensait-il, se comprenaient d’instinct car ils avaient un sens inné du devoir et de la justice.
Lassé par la somme de travail, il fut ce soir-là particulièrement content de voir Carlton. Sa tâche s’avérait plus ardue en l’absence de Miss Ellison et, à dire vrai, ne lui procurait pas la satisfaction coutumière. Il se leva en souriant, la main tendue.
— Bonsoir, Robert, entrez donc ! Venez vous réchauffer : c’est le plus beau feu de la maison. Vous prendrez bien un sherry ou un whisky si vous préférez ? Ce doit être l’heure.
Il jeta un coup d’œil sur la grosse horloge en cuivre sur le manteau de la cheminée. Comme il détestait la pendule du salon en similor, avec ses angelots joufflus : elle n’était même pas capable de donner l’heure exacte !
— Non, merci, pas tout de suite.
Balantyne le regarda, étonné, et vit son visage clairement pour la première fois. Il avait des cercles gris sous les yeux et, dans l’ensemble, semblait plutôt abattu. Augusta, elle, savait être subtile. Lui en était incapable.
— Buvez un coup, tudieu, j’ai l’impression que vous en avez besoin. Que vous arrive-t-il ?
Debout près de la cheminée, Carlton hésita, ne sachant par où commencer, et Balantyne comprit qu’en mettant le doigt sur une préoccupation cachée, inexprimée jusque-là, il l’avait plongé dans l’embarras. À son tour, il fut embarrassé par sa propre maladresse. Pourquoi ne pouvait-il être plus chaleureux, plus intuitif ? Il savait agir en cas de crise, mais très souvent, il ne savait quoi dire.
Le silence se prolongeait, devenait encore plus douloureux.
Ce fut Carlton qui le rompit.
— Désolé. Oui, je veux bien un whisky. Je suis un peu contrarié ce soir…
Il s’interrompit, toujours sans regarder Balantyne, les yeux rivés sur les flammes.
— Je vous empêche de vous changer pour le dîner ?
— Non, non. J’ai tout mon temps. On va chez les Campbell.
— Ah oui, c’est vrai. Nous aussi. J’avais oublié. Balantyne leur servit deux whiskies de la carafe sur le buffet et lui en tendit un. Il allait bien finir par parler. N’était-ce pas ce pour quoi il était venu ?
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
— Ce policier, Pitt… il est revenu.
Balantyne ouvrit la bouche pour s’enquérir s’il avait ennuyé les domestiques, mais se dit qu’un dérangement aussi mineur ne saurait expliquer la détresse qu’il avait cru déceler chez son visiteur. Il demeura donc silencieux, attendant que Carlton exprime ce qu’il avait sur le cœur.
Cela mit quelques minutes à venir, mais ce silence-là était dicté par la patience.
— Je pense qu’il soupçonne Euphemia, dit Carlton finalement.
Balantyne fut frappé de stupeur. Il ne trouvait rien de cohérent à répondre. Comment pouvait-on soupçonner Euphemia Cari ton ? C’était grotesque. Il avait dû mal comprendre ; d’ailleurs, plus il y réfléchissait, plus il était convaincu qu’il s’agissait d’une frasque de Reggie. Et Reggie le savait : voilà pourquoi il était dans tous ses états.
Il se souvint soudain que Reggie lui avait demandé d’intervenir auprès de Cari ton pour faire cesser les investigations. C’était ridicule !
— C’est impossible, répliqua-t-il, catégorique. Ça ne tient pas debout ; or si Pitt est un type ordinaire, ce n’est certainement pas un imbécile. On ne l’aurait pas nommé inspecteur s’il se livrait à des accusations aussi insensées. Vous avez dû comprendre de travers. Toutes les autres considérations mises à part, Euphemia n’a aucune raison de faire ça !
Carlton continuait à fixer le feu.
— Si, Brandon. Elle a un amant.
Venant d’un bon nombre d’hommes, cela n’eût pas signifié grand-chose, du moment que ce n’était pas de notoriété publique, mais pour Carlton, c’était un sacrilège contre son foyer, contre l’aspect le plus intime de sa personne. Cela, Balantyne pouvait le comprendre, même s’il ne ressentait pas à ce point l’outrage à la pureté et à l’amour-propre. Si Augusta l’avait trompé, il eût été par-dessus tout surpris, et furieux bien sûr, mais blessé non, ou alors seulement en surface.
— Je suis navré, dit-il simplement.
— Merci.
Carlton accepta sa sympathie aussi poliment qu’il eût accepté un compliment ou un verre de vin, mais ses traits tirés témoignaient de son désarroi.
— Voyez-vous, poursuivit-il, il pense qu’elle aurait pu se débarrasser des enfants au cas où ils… auraient attiré l’attention… sur sa situation.
— Oui, bien sûr. Mais tout de même, vous l’auriez remarqué, non ? Je veux dire… la femme qui partage votre vie… votre femme ! Si elle avait été enceinte… ?
— Je ne demande pas… grand-chose à Euphemia, fit Carlton gauchement, les épaules rigides et le regard ailleurs. Je suis considérablement plus âgé qu’elle… je ne… veux pas…
Il ne trouvait pas les mots pour achever sa phrase, mais le sens en était évident.
Balantyne, qui n’avait jamais fait preuve de délicatesse en matière de sentiments, et surtout pas envers ceux d’Augusta, eut soudain l’impression d’être un mufle. Il eut honte de lui et ressentit inexplicablement de la peine pour Carlton. Comment Euphemia avait-elle pu faire ça à un homme aussi sensible, aussi profondément épris d’elle ? Mais ni sa colère ni son dégoût ne seraient d’aucun secours à Carlton.
— Je suis désolé, répéta-t-il. Vous savez qui c’est ?
— Non. Pour le moment, tout se passe dans la… discrétion la plus totale. La police en dit le moins possible.
— Savez-vous si elle… tient à lui ?
— Non. Pas du tout.
— Vous ne lui avez pas demandé ?
Carlton se retourna, la stupéfaction l’emportant momentanément sur la douleur.
— Bien sûr que non. Je ne pourrais pas… lui parler… de ça. Ce serait…
Il leva les mains en un geste d’impuissance.
— Oui.
Balantyne ne comprenait pas pourquoi il avait acquiescé. Il acquiesçait pour Carlton, pas pour lui-même – il aurait fait un esclandre de tous les diables –, mais il voyait bien que cet homme réservé, avec qui il se croyait tant de points communs, était en fait très différent de lui.
— Je suis terriblement navré, Robert. Je ne sais même pas quoi dire.
Pour la première fois, Carlton sourit faiblement.
— Merci, Brandon. Il n’y a véritablement rien à dire. Je ne vois même pas pourquoi je vous ai importuné avec ça, si ce n’est que j’avais besoin de parler à quelqu’un.
— Oui.
Balantyne se sentit à nouveau mal à l’aise.
— Oui, oui, certainement. Je… euh…
Carlton finit son whisky et reposa le verre.
— Il faut que je rentre. C’est bientôt l’heure du dîner. Je dois me changer. Mes compliments à Augusta. Bonsoir et merci.
— Bonsoir…
Il reprit sa respiration. Il n’y avait rien à ajouter.
À plusieurs reprises, il fut tenté d’en parler à Augusta, mais chaque fois le cœur lui manqua. C’était une affaire privée, entre hommes. Mettre une femme dans la confidence, ce serait remuer le couteau dans la plaie.
Il y pensait encore quand Miss Ellison arriva lundi matin pour continuer son travail. Il fut étonnamment content de la voir, peut-être parce qu’elle venait de l’extérieur et ne connaissait ni Callander Square ni ses blessures cachées. Qui plus est, elle était gaie, sans une once de coquetterie. Avec l’âge, il supportait de moins en moins les femmes coquettes.
— Bonjour, Miss Ellison, dit-il avec un sourire spontané.
Elle était agréable à regarder, pas belle dans le sens conventionnel du terme, mais épanouie : éclatante chevelure auburn, teint clair, yeux pétillants d’intelligence. Pour une femme, elle disait remarquablement peu de sottises ; bizarre, elle devait avoir trois ou quatre ans à peine de plus que Christina qui parlait surtout de potins, de mode et de qui allait épouser qui.
Il se rendit compte brusquement qu’elle attendait ses instructions.
— J’ai un paquet de lettres ici, fit-il en exhumant une boîte. De mon grand-père. Voudriez-vous les trier, s’il vous plaît : d’un côté, celles qui traitent de questions militaires, de l’autre, celles qui sont purement personnelles ?
— Entendu.
Elle prit la boîte.
— Désirez-vous que je les classe par catégories ?
— Par catégories ?
Il n’arrivait toujours pas à se concentrer.
— Oui. Celles qui datent de la guerre d’Espagne, celles qui ont été écrites avant les Quatre-Bras et après Waterloo, celles de l’hôpital militaire et celles des Cent-Jours. Ce pourrait être intéressant, ne croyez-vous pas ?
— Si, si. Tout à fait. Excellente idée.
Il la regarda prendre les lettres et aller s’asseoir à l’autre bout de la pièce, près du feu, la tête penchée sur le vieux papier et l’encre défraîchie de l’écriture juvénile. L’espace d’un instant, il vit en elle sa grand-mère, telle qu’elle avait dû lire ces lettres dans une Angleterre en guerre contre l’Empereur, jeune épouse avec des enfants en bas âge. Il ignorait totalement à quoi elle ressemblait. Avait-elle la même courbe ovale des joues, le même cou gracile, tellement féminin, avec de petites mèches tendres bouclant sur la nuque ?
Il se ressaisit avec énergie. Quelle pensée ridicule : c’était juste une jeune femme qui s’intéressait aux vieilles lettres et qui avait les compétences requises pour les archiver.
Charlotte, de son côté, ne prêtait aucune attention au général. Elle l’avait oublié sitôt qu’elle avait lu la première phrase tracée d’une écriture ronde et passée. Son imagination l’emporta vers des contrées inconnues ; elle s’efforça de partager les émotions décrites par le jeune soldat, sa terreur devant les hommes en rangs serrés, qu’il devait cacher, son amitié avec le chirurgien, sa rencontre mémorable avec le Duc de Fer en personne. Il y avait de l’humour dans ces lignes-là, un pathos inconscient quelquefois, et beaucoup de choses qu’il ne disait pas sur le froid et la faim, les jambes douloureuses, les blessures et la peur, la longue monotonie des jours et la soudaine confusion de l’action.
Elle descendit déjeuner comme dans un rêve, et l’après-midi s’écoula sans qu’elle eût la moindre notion du temps. Il faisait sombre quand elle rentra chez elle. Moins d’une demi-heure après, Emily frappait à sa porte ; les chevaux de son attelage piaffaient dans le froid glacial, et leur souffle ajoutait au brouillard de ce début de soirée.
— Alors ? questionna-t-elle aussitôt qu’elle fut à l’intérieur.
Charlotte était toujours en Espagne, au moment des guerres napoléoniennes. Elle contempla Emily d’un air ahuri.
Emily referma la porte et prit une grande inspiration.
— Qu’as-tu découvert chez les Balantyne ? demanda-t-elle patiemment. Tu y es allée, je suppose ?
— Ah oui, bien sûr.
Charlotte s’aperçut avec remords qu’elle n’avait rien fait pour justifier la confiance d’Emily, pendant les six jours qu’elle avait déjà passés à Callander Square.
— Plusieurs fois, ajouta-t-elle. Je commence à bien connaître certains domestiques.
— Qu’importent les domestiques ! Je te parle de Christina. Est-elle enceinte ? Et, qu’elle le soit ou non, pourquoi croit-elle l’être ? Qui est le père ? Pourquoi ne l’épouse-t-elle pas, plutôt que de subir cette situation ridicule ? Est-il déjà marié, ou bien promis à une autre ?
Ses yeux s’agrandirent.
— Mais oui, bien sûr ! Ce serait une mésalliance. Un mariage d’amour !
Sa figure s’allongea à nouveau.
— Non, pas Christina.
Elle poussa un soupir.
— Oh, Charlotte ! N’as-tu donc rien appris du tout ?
Son visage se plissa de déception, et Charlotte eut sincèrement pitié d’elle, d’autant plus qu’elle avait trompé son attente.
— J’essayerai demain, promis. Depuis que je vais là-bas, Christina n’a pas quitté sa chambre. Elle a pris froid, paraît-il, mais ils n’ont pas appelé le médecin…
— Qui ça, ils ? demanda Emily avec un regain d’intérêt.
— Les domestiques, bien sûr. Bonté gracieuse, Lady Augusta ne m’adresse pas la parole, sinon pour être polie, et le général ne me parle que de ses papiers. Les domestiques, en revanche, sont très curieux, tu sais. Ils ne se laisseraient pas aller à ce qu’on pourrait taxer de commérages, mais s’il y a moyen de nommer ça autrement, ils te diront tout ce qu’ils savent et, la plupart du temps, ce ne sont que des suppositions.
— Eh bien ? s’exclama Emily. Quelles sont-elles, ces suppositions ? Pour l’amour du ciel, parle avant que j’explose !
— D’après eux, la police ne découvrira jamais la vérité et ne cherchera d’ailleurs pas trop à résoudre le mystère car, quel que soit le coupable, l’affaire implique sûrement un gentleman, et donc, de toute façon, il n’y aura pas de poursuites. J’aimerais leur donner tort, mais, hélas, je crains qu’ils ne parlent d’expérience.
— Quel gentleman ?
Emily se contenait à grand-peine ; dans son exaspération, les mots lui échappaient entre les dents.
— Il y a autant d’hypothèses là-dessus que de domestiques pour les formuler, répondit Charlotte honnêtement. Il y a même eu quelques échanges passionnés à ce sujet. L’une des bonnes assure que ce ne peut pas être le jeune Brandon Balantyne parce qu’il ne lui a jamais fait d’avances ; or, d’après la cuisinière, ce n’était pas faute d’occasions propices. Une autre bonne est persuadée que c’est lui, exactement pour la même raison ! Il ne lui a pas fait d’avances, donc il doit avoir quelque horrible secret…
— Évidemment ! Euphemia Carlton !
Mais la réponse d’Emily manquait d’enthousiasme.
— À vrai dire, je répugne à penser que c’est elle, peut-être parce que je l’aime bien. Je ne suis pas faite pour jouer les détectives. Cependant, j’aurai bientôt la possibilité de leur rendre une autre visite, sans paraître trop empressée à entretenir cette relation.
Elle soupira à nouveau.
— Et toi, Charlotte, tâche de faire mieux. Tu n’essaies même pas ! Comment peux-tu trouver plus d’intérêt à une guerre qui s’est terminée en 1814 qu’à une affaire de meurtre qui se déroule en ce moment même ?
— 1815, rectifia Charlotte machinalement, et nous ne savons pas s’il s’agit d’un meurtre.
— Oh, je t’en prie, cesse de chipoter ! Peu importent les détails. Le scandale est énorme, et tu ne peux pas en dire autant de tes malheureuses guerres. Reprends-toi, s’il te plaît, et fais fonctionner ton cerveau !
— Je te le promets. Je ferai de mon mieux pour voir Christina de mes propres yeux et essayer de savoir pourquoi elle n’épouse pas son amant et qui il est, si possible.
— Merci.
Emily arborait un air de généreuse indulgence, comme quelqu’un qui a décidé d’ignorer un affront.
— Tu auras peut-être même l’occasion de bavarder avec d’autres domestiques du square. Si c’est le cas, surtout profites-en !
Charlotte faillit rétorquer à sa jeune sœur qu’elle n’avait pas d’ordres à lui donner, puis elle se souvint qu’Emily prenait la question très à cœur et qu’elle-même risquait fort de s’ennuyer dans ses inutiles visites mondaines ; elle se contenta donc de réitérer sa promesse d’exploiter toutes les pistes qui se présenteraient.
Pitt arriva un peu plus tard, au moment où Emily allait partir, un large sourire d’anticipation aux lèvres.
— On dirait un chat qui a repéré le canari hors de sa cage, observa Pitt lorsque la porte se fut refermée.
— Elle se porte très bien, répondit Charlotte d’un ton vague.
— Je n’en doute pas. Un chat en excellente santé. Qui est l’infortuné canari, cette fois ?
— C’est injuste.
Elle ne tenait point à lui fournir d’explications. Jusqu’à présent, il savait seulement qu’elle aidait le général Balantyne dans un travail de rédaction, sur un sujet qui la passionnait depuis longtemps, mais que son père lui avait défendu d’explorer. Il ne soupçonnait pas qu’elle s’intéressait ou comptait s’intéresser de près à l’affaire de Callander Square ; pas plus ne se doutait-il qu’Emily avait rompu sa promesse de renoncer à ses investigations.
— Elle s’est simplement livrée à quelques spéculations oiseuses, c’est tout.
Voilà qui devrait le satisfaire, sans qu’il faille recourir à un mensonge.
— À propos de qui ?
— Pardon ?
— Allons, Charlotte !
La main sur son épaule, il la fit pivoter vers lui. Sa chaleur et sa force lui donnaient encore le frisson. Elle leva les yeux sur lui, en partie tout à fait sincèrement, parce qu’elle l’aimait et voulait le lui montrer, et aussi un peu pour détourner son attention.
Au bout d’une minute ou deux, il la lâcha.
— Charlotte, que fait Emily à Callander Square ? Et, plus important encore, que faites-vous là-bas… à part ranger les papiers du général Balantyne ?
Elle envisagea de mentir, mais, comme l’avait dit Emily, elle n’était pas très douée pour le mensonge. Elle opta donc pour une retraite stratégique.
— Emily n’a pas mis les pieds à Callander Square dernièrement. Si elle y va trop souvent, elle risque de se faire remarquer et ainsi de compromettre sa mission. Elle voulait savoir si j’avais appris quelque chose sur Christina Balantyne. Naturellement, la réponse est non. Christina est au lit à la suite d’un refroidissement ; je ne l’ai même pas rencontrée. Emily insiste pour que j’essaie de découvrir qui est son amant, et pourquoi elle ne l’épouse pas, plutôt que de rester couchée.
— Charlotte ?
Il fronça les sourcils. Son regard amusé s’était teinté d’appréhension.
Elle se sentait l’innocence même.
— Oui ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire que Christina a un amant ?
— Oh… !
Elle se rendit compte qu’elle s’était trahie. Pitt attendait, et il n’y avait plus moyen d’éluder ses questions, à part mentir, or elle s’y refusait.
— Emily l’a su, avoua-t-elle, et me l’a dit : Christina craint d’être enceinte. Ce qui signifie, évidemment, qu’elle doit avoir un amant.
Il la regarda fixement. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pensait. Ses yeux s’agrandirent ; il arqua les sourcils. Elle ne connaissait personne qui eût des yeux aussi clairs et aussi pénétrants ; elle eut l’impression qu’il la scrutait au plus profond d’elle-même. Puis soudain, il parut se raviser.
— Quelle femme entreprenante, cette Emily !
Une note d’admiration perçait dans sa voix, et d’ironie aussi, pensa-t-elle.
— Ceci explique pourquoi Lady Augusta n’a pas voulu que je la voie. Voilà une question intéressante : pourquoi ne pas se marier tout simplement, même à la hâte ?
Son visage redevint soucieux.
— Charlotte, il faut dire au général Balantyne que vous ne pouvez plus l’aider.
Elle fut frappée d’horreur.
— Oh non ! Je ne peux pas faire ça ! Je n’en suis même pas à la moitié…
— Charlotte ! S’ils ont quelque chose à cacher…
— Il n’y a pas de danger, répondit-elle précipitamment. Je ne pose pas de questions. J’écoute seulement les conversations des domestiques à l’heure des repas. Je ne suis pas comme Emily, je serai extrêmement discrète…
Il ne put s’empêcher de rire.
— Ma chère, vous n’avez rien de commun avec Emily ; c’est un modèle de discrétion à côté de vous. Vous allez vous excuser, dire que vous êtes souffrante, ou que votre mère est…
— Non ! Que peuvent-ils me faire ? Je n’ai pas de rang social à perdre ; ils ne me considèrent même pas comme une personne. Ils ne se douteront de rien. Je me contenterai d’écouter, je vous le promets.
Une autre idée lui vint à l’esprit, et elle joua son va-tout.
— Si je pars maintenant, ils pourraient se demander pourquoi et se donner la peine de découvrir qui je suis.
Elle s’abstint de lui rappeler les conséquences éventuelles sur sa propre carrière ; c’était le dernier argument à lui opposer.
— La meilleure solution, reprit-elle, c’est de continuer normalement ; ainsi, ils ne s’apercevront de rien. Et, sûre d’elle, elle ponctua ses propos d’un sourire angélique.
Il hésita, soupesant sa décision.
— Me promettez-vous de ne pas poser de questions ? dit-il finalement.
Elle se demanda si elle en serait capable. Et elle se jeta à l’eau.
— Oui. J’écouterai seulement. Je vous en donne ma parole.
Elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser, mais il l’observait attentivement, pour s’assurer qu’elle entendait bien tenir sa promesse.
Promesse qui se révéla singulièrement difficile à respecter, car la journée du lendemain fut riche en occasions de poser des questions, discrètement et sans franchir les limites d’un simple intérêt amical. Et, bien sûr, il y avait aussi la promesse faite à Emily. La chance lui sourit à l’heure du déjeuner : la femme de chambre d’étage était débordée, harassée par ses multiples tâches, et Charlotte lui offrit de monter le plateau de Christina, au moins pour lui épargner cette corvée-là.
— Oh, vous n’êtes pas obligée de faire ça, miss !
Mais le visage de la jeune femme s’illumina d’espoir.
— Sottises !
D’un geste prompt, Charlotte lui enleva le plateau sous le nez.
— Ça ne me gêne nullement, et mon déjeuner est trop chaud, de toute façon : je ne peux pas manger tout de suite.
— Oh, merci, miss. Faudrait pas que vous tombiez sur Madame !
— Pas de danger, déclara le groom joyeusement. Elle est en train de déjeuner, elle aussi. Elle se lèvera pas de table tant que le général n’aura pas mangé son pudding chaud. Sinon, ça y donne une sacrée indigestion, et après, ça y joue sur le caractère.
Charlotte le remercia et s’empressa de monter avant que l’un ou l’autre change d’avis. Sur le palier, elle dut arrêter une petite bonne pour lui demander où était la chambre de Christina.
Elle frappa à la porte et entra. La chambre n’était pas très différente de celle qu’elle avait eue à Cater Street : un peu plus spacieuse, un peu plus richement meublée peut-être. L’espace d’un instant, elle se revit jeune fille ; c’était un doux souvenir, mais seulement un souvenir, et c’était tant mieux. Son bonheur actuel n’avait rien à voir avec ce dont elle avait rêvé ; cependant, il était plus profond, d’une dimension dont elle n’avait pas soupçonné l’existence. Elle regarda Christina assise dans son lit, ses cheveux bruns cascadant sur ses épaules, son joli petit minois figé de surprise. Quelle sorte de bonheur voyait-elle dans ses rêves, et avec qui ? Les rêves d’une jeune fille étaient parfois tellement innocents, tellement naïfs aussi.
— Qui êtes-vous ? s’enquit Christina avec humeur.
— Charlotte Ellison.
Elle se rappela le « Ellison » juste à temps.
— J’aide le général Balantyne pour ses mémoires, et comme votre femme de chambre se débattait avec trois tâches différentes à la fois, je vous ai monté votre déjeuner. J’espère que vous vous sentez mieux.
Elle accompagna ses paroles d’un regard attentif qu’elle essaya de faire passer pour de la simple courtoisie. Selon toutes les apparences, Christina se portait comme un charme. Elle avait de belles couleurs, les yeux clairs ; ses joues et son nez n’étaient pas bouffis, comme lorsqu’on attrape froid.
— Oui, merci, répondit Christina froidement.
Soudain, elle parut se souvenir de sa situation.
— Aujourd’hui, je me sens mieux, mais malheureusement, ça va, ça vient.
— Je suis désolée.
Charlotte posa le plateau avec précaution.
— Ce doit être le temps.
— Sûrement. C’est gentil de m’avoir monté le plateau. Je n’ai plus besoin de rien, merci. Vous pouvez partir.
Charlotte sentit son visage se crisper ; une attitude hautaine la faisait sortir de ses gonds plus vite que toute autre chose. Elle dut faire un effort considérable pour se maîtriser.
— Merci, répondit-elle avec raideur. J’espère que vous vous rétablirez bientôt. C’est tellement dommage de rester au lit, on rate tellement de choses ! C’est ahurissant, en société, comme on se retrouve vite à la traîne !
Et, satisfaite de sa pique finale, elle sortit, refermant la porte d’un coup sec.
Une fois en bas, son entrain retomba. Emily aurait usé de son charme, elle aurait feint, gardé son calme et conservé une amie. Charlotte, en revanche, venait assurément de se faire une ennemie. Mais comme elle n’éprouvait pas la moindre sympathie pour Christina, elle avait sans doute précipité ce qui n’aurait pas manqué d’arriver de toute façon.
En milieu d’après-midi, il en fut tout autrement. On lui demanda à titre de faveur, puisque la femme de chambre du rez-de-chaussée avait eu un léger malaise, de se rendre avec une commission dans la maison d’à côté, chez les Southeron. Elle accepta avec joie, ravie de profiter de l’aubaine, et, sitôt introduite dans la cuisine des Southeron, y rencontra Jemima Waggoner, la gouvernante. Elle lui plut immédiatement : Charlotte sentit chez elle une franchise proche de la sienne, et peut-être des sentiments que la bienséance et sa position subalterne l’empêchaient d’exprimer. Tout cela, elle crut le lire dans les grands yeux gris et dans le pli amusé de la bouche.
— Voulez-vous une tasse de thé, Miss Ellison ? proposa Jemima. Justement, c’est l’heure : nous nous apprêtions à prendre le nôtre. Faites-nous donc le plaisir de vous joindre à nous.
— Très volontiers, je vous remercie, répondit Charlotte sans hésiter.
Le général attendrait. Lui aussi ferait certainement une pause thé. S’il lui en offrait à son retour, elle serait obligée d’accepter, même si elle était pleine à ras bord. Mais c’était peu probable ; il pensait rarement à ces choses-là, trop absorbé qu’il était par la poussière des batailles pour se préoccuper de tasses de thé.
Quelques instants plus tard, elle se retrouva seule avec Jemima dans le bureau de la gouvernante, en train de boire le thé et de manger des sandwiches.
— Est-il vrai que vous aidez le général Balantyne pour ses histoires de guerre ? demanda Jemima. Je ne sais jamais si je dois croire ou non la rumeur.
— C’est normal. À moins d’être celui ou celle qui l’a lancée… et encore, au bout d’une semaine, on ne la reconnaît déjà plus ! Enfin, en l’occurrence, c’est parfaitement exact.
— Et ça vous plaît ? s’enquit Jemima, comme si elle s’attendait à une réponse affirmative.
— Oh oui, beaucoup. C’est très intéressant, surtout la correspondance d’époque. Les lettres des soldats sont tellement différentes, vous n’imaginez pas ! Mais celles des épouses et des fiancées… on ne change pas, vous savez ; les préoccupations sont toujours les mêmes : amours, maladies, enfants, derniers potins.
Elle en rajoutait un peu, mais son but était d’en revenir à Callander Square, et elle avait l’impression que Jemima n’aimait pas les ragots.
— Les potins, ça ne change pas, fit Jemima, pensive, en regardant le thé frémir dans sa tasse après qu’elle l’eut remué. On s’interroge toujours sur les bêtises ou les méfaits d’autrui.
Charlotte ouvrit la bouche pour renchérir, pour ramener la conversation sur Callander Square, quand elle s’aperçut qu’elle n’en avait pas envie. Jemima avait exprimé ses propres pensées : c’étaient toujours les péchés et les malheurs des autres dont on se repaissait à outrance.
Elle le lui dit ; la jeune fille lui adressa un regard chaleureux, et Charlotte en fut touchée. Elle lui rendit son sourire.
— Combien d’enfants avez-vous à votre charge ? demanda-t-elle.
— La plupart du temps, juste les trois filles de la maison, mais Victoria et Mary Campbell viennent assister aux cours trois fois par semaine. Vous connaissez les Campbell ? Ils habitent en face.
Elle esquissa une petite grimace ironique.
— Je n’ai pas une grande passion pour Mr. Campbell. Il a beaucoup d’esprit, mais il y a toujours comme un fond de désespoir chez lui, comme s’il faisait seulement semblant de s’amuser, tout en sachant combien c’est futile. Je trouve ça déprimant et un peu effrayant.
Elle regarda Charlotte pour voir si elle comprenait.
— Moi aussi, le cynisme me fait peur. On peut combattre un tas de choses, mais on ne peut pas convaincre quelqu’un d’espérer. Et Mrs. Campbell, est-elle comme ça, elle aussi ?
— Oh non, pas du tout. Elle est plutôt du genre calme et efficace. En fait, c’est la meilleure mère pour laquelle j’aie travaillé : elle ne gâte pas trop ses enfants, elle n’est ni indifférente ni exagérément sévère. Je trouve qu’elle a une très forte personnalité.
Cette dernière remarque s’accompagna d’un regard songeur.
Elles parlèrent encore quelques minutes des autres résidents du square, un peu des Balantyne et du travail de Charlotte. Elle apprit que Jemima avait rencontré le jeune Brandon Balantyne à deux ou trois occasions et, à la voir se colorer délicatement, conclut qu’il ne lui déplaisait point, même si, naturellement, elle ne l’eût jamais avoué. Une gouvernante n’avait pas à juger des qualités de fils de généraux et petits-fils de ducs.
Elles avaient fini de boire leur thé quand la porte s’ouvrit à la volée, sur la plus ravissante femme de chambre que Charlotte eût jamais vue. Elle était rouge de colère, et son uniforme était en désordre.
— Un jour, je vais lui coller une bonne gifle, je le jure ! déclara-t-elle, furieuse. Ce sera plus fort que moi !
Tout à coup, elle se rendit compte que Charlotte ne faisait pas partie de la maison.
— Oh, pardon, miss ! Je ne vous avais pas vue. Je m’excuse.
— Ce n’est pas grave, répliqua Charlotte amicalement.
Et, oubliant sa promesse à Pitt :
— Quelqu’un se serait-il permis des privautés ?
— Des privautés ! Je pense bien.
— Mary Ann, intervint Jemima, dissipant la gêne, je vous présente Miss Ellison qui aide notre voisin, le général Balantyne, avec ses papiers.
Mary Ann inclina poliment la tête ; en tant qu’employée, Charlotte ne pouvait prétendre à une révérence.
— Je suppose que vous avez déjà pris votre thé, dit-elle avec un coup d’œil sur la théière. Il doit en rester dans la cuisine.
Et elle sortit en tirant sur sa jupe pour la remettre en place.
— Elle devrait peut-être le gifler un bon coup, observa Charlotte quand la porte se fut refermée. On ne marque jamais trop clairement ses limites.
— Le gifler ?
Jemima esquissa une petite moue dubitative et rit.
— Mr. Southeron a très bon caractère, mais je doute qu’il apprécie de recevoir une claque de la part d’une femme de chambre.
— Mr. Southeron !
Charlotte s’efforça de dissimuler sa surprise et son exultation. Maintenant, elle avait véritablement du nouveau pour Emily, et ce, sans avoir eu besoin de poser des questions, sauf une fois, par accident. Visiblement, Jemima regrettait d’avoir parlé aussi librement.
— J’ai eu tort de dire ça, fit-elle, confuse. Ce ne sont que des suppositions, d’après ce que j’ai pu entendre. Je ne devrais pas en tirer de conclusions trop hâtives. Peut-être que Mary Ann exagère ?
— En tout cas, elle est en colère, dit Charlotte prudemment. Mais il ne faut certes pas nous laisser emporter par notre imagination. Je présume que vous-même n’avez jamais été…
Délicatement, elle laissa sa phrase en suspens.
À son étonnement, Jemima pouffa de rire.
— Une fois ou deux, j’ai cru qu’il allait le faire, mais je me suis éclipsée. C’est vrai qu’il a eu l’air contrarié. Mais du moment qu’on autorise les familiarités, on ne peut plus revenir en arrière ; on renonce à sa position, pour ainsi dire.
Elle haussa légèrement les sourcils, pour voir si Charlotte avait bien saisi le sens de ses paroles.
— C’est vrai, acquiesça Charlotte.
Et, bien que ce fût une simple supposition, elle éprouva une bouffée de compassion pour cette jeune fille obligée de vivre et de travailler chez les autres, sans oser courir le risque de les offenser.
Elle resta encore un peu, puis s’excusa et retourna auprès du général Balantyne, qui la surprit car il arpentait la bibliothèque en l’attendant. Tout d’abord, elle crut qu’il allait lui reprocher son absence, mais sa mauvaise humeur se dissipa, et il se remit au travail après s’être juste plaint pour la forme.
Ce soir-là, Pitt rentra tard, et Charlotte n’eut pas l’occasion de lui raconter ce qu’elle avait appris. Le lendemain matin, il partit de bonne heure, et elle arriva à Callander Square, prête à reprendre ses fonctions. Lorsque, à nouveau, l’opportunité se présenta de se rendre dans une autre demeure du square, elle s’empressa de la saisir. Aussi, à deux heures moins le quart, se retrouva-t-elle dans le salon surchargé des Doran, un bouquet de fleurs séchées à la main, face à Miss Georgiana.
Parée de mousseline grise et de fleurs artificielles, Georgiana reposait dans une chaise longue, un bras sur le dossier. Elle était si pâle, si décharnée que, n’étaient-ce ses yeux brillants, Charlotte l’eût prise pour un cadavre artistement exposé dans son linceul parmi les fleurs. Cette idée lui donna envie de rire, et elle ne réussit à se maîtriser qu’au prix d’un immense effort. Elle sentait le rire bouillonner en elle ; son sens du ridicule lui avait toujours joué des tours pendables. Georgiana l’examina avec attention.
— Qui êtes-vous, déjà ?
— Charlotte Ellison, Mrs. Duff. Lady Augusta m’a chargée de vous apporter ceci. C’est excellent pour la maison, paraît-il, un parfum très délicat.
Elle mit le bouquet dans la petite main semblable à une patte d’oiseau et parée de bijoux.
— Sottises.
Georgiana le porta à son nez.
— Ça sent la poussière. Mais tout de même, c’est gentil de la part d’Augusta. Elle a dû penser qu’elles conviendraient à Laetitia, et elle a sûrement raison. Charlotte ne put s’empêcher de risquer un coup d’œil sur les roses en velours et peluche qui ornaient le canapé, les coussins et Georgiana elle-même.
Les petits yeux de Georgiana, aigus comme un diamant, interceptèrent son regard.
— Tout à fait autre chose, dit-elle simplement. J’aime la beauté. Je suis extrêmement sensible. Je souffre, vous comprenez, et ça aide d’avoir des fleurs.
— Je n’en doute pas.
Charlotte ne trouvait pas de réponse intelligente à cette remarque. Elle s’attardait gauchement au milieu de la pièce, ne sachant si elle devait rester ou bien s’excuser. Georgiana l’observait avec curiosité.
— Vous n’avez pas l’air d’une servante. Que faites-vous, déjà ?
— J’aide le général Balantyne pour ses mémoires de guerre.
— C’est dégoûtant. Pourquoi une jeune femme comme vous s’intéresserait-elle à des mémoires de guerre ? Pour de l’argent, j’imagine ?
— Je trouve ça passionnant.
Charlotte ne voyait pas l’utilité de biaiser ni de cacher ses sentiments.
— Je pense qu’il est bon de connaître l’histoire de son pays et la nature des sacrifices consentis par ses hommes.
Georgiana plissa les yeux.
— Quelle drôle de créature vous êtes ! Asseyez-vous, je vous prie, ou alors partez. Vous êtes grande et, à force de vous regarder par en dessous, j’ai mal au cou. Je suis quelqu’un de fragile, vous savez.
Charlotte serait bien restée, mais elle songea au général qui l’attendait et à ses devoirs ; non seulement c’était une question d’honneur, mais si elle abusait de sa patience, elle risquait de perdre sa place et par là même l’opportunité de poursuivre ses investigations.
— Merci, Mrs. Duff, répondit-elle sagement. Il faut que je rentre. J’ai été très heureuse de vous rencontrer.
— Revenez donc me voir. Je vous trouve tout à fait divertissante.
Georgiana s’allongea pour mieux l’observer.
— Je ne sais plus ce qui se passe dans le monde. Remerciez Augusta de ma part. Ne lui dites pas que je n’aime pas ses fleurs ou qu’elles sentent la maison inhabitée.
— Bien sûr que non.
Et Charlotte la laissa, les yeux rivés sur la porte. Balantyne l’attendait dans la bibliothèque.
— Georgiana vous a fait la causette ? s’enquit-il avec un sourire, le premier qu’elle lui voyait. Pauvre vieille ! Ce ne doit pas être facile de vivre là-bas avec Laetitia. J’ai parfois l’impression qu’elle a l’esprit un peu dérangé depuis le départ d’Helena.
— Helena ?
Charlotte n’arrivait pas à situer ce nom, même si elle croyait l’avoir déjà entendu dans la bouche d’Emily.
— La fille de Laetitia. Cette malheureuse s’est enfuie avec un homme il y a deux ans environ. On n’a jamais su qui c’était. La pauvre Laetitia a été bouleversée. Elle ne parle jamais d’Helena. Elle fait comme si elle n’avait pas d’enfants. Son mari est mort depuis des années et, comme elle n’a personne d’autre, Georgiana est venue vivre avec elle.
— C’est triste.
Charlotte imagina le gâchis et tenta de se figurer la solitude, l’amour – ou la tentation – d’Helena, les inévitables regrets. Était-elle heureuse ?
— N’a-t-elle jamais écrit à sa mère depuis ?
— Pas que je sache. C’était d’autant plus dur que Laetitia avait beaucoup d’admiration pour Ross.
— Qui est Ross ?
— Alan Ross. Il était amoureux d’Helena. Tout le monde pensait que leur mariage n’était qu’une question de temps. Ça montre bien les inepties qu’on peut raconter !
Il se rassit derrière son bureau ; son regard posé sur elle la troublait légèrement.
— Il ne s’en est jamais remis, ajouta-t-il.
Les seules réponses qui lui venaient à l’esprit étaient d’une banalité affligeante.
— On connaît rarement les véritables sentiments d’autrui, dit-elle, se replongeant dans les papiers. J’ai là le journal de votre oncle. Désirez-vous que je numérote les pages traitant plus spécifiquement de la guerre ?
— Comment ?
Elle répéta sa question en levant les cahiers pour les lui montrer.
— Ah oui, oui, s’il vous plaît. Votre aide m’est précieuse…
Il marqua un temps d’arrêt.
— Miss Ellison.
Elle sourit brièvement et baissa les yeux.
— Tant mieux. Croyez-moi, j’y trouve mon compte aussi.
Elle ouvrit aussitôt le premier cahier et s’absorba dans la lecture. À cinq heures précises, elle le referma, prit congé du général, et Max lui appela un cab. Elle donna au cocher l’adresse d’Emily et s’engouffra en cahotant dans l’obscurité, impatiente de lui révéler ses dernières découvertes.